Publié le 05/05/2021

Virginie Lemoine est Madame Loyal dans “Petit boulot pour vieux clown” de Matéi Visniec

Création événement au Théâtre Toursky International (Marseille), du 7 au 29 janvier 2022 ! Regards croisés autour de la pièce de théâtre “Petits boulots pour vieux clown” de l’auteur et journaliste roumain Matéi Visniec. Virginie Lemoine en “Madame Loyal” et trois saltimbanques de génie, Serge Barbuscia, Pierre Forest et Richard Martin racontent l’histoire de cette pièce de théâtre, “un texte tellement riche que l’on peut y mettre mille choses” …

Petit Boulot pour vieux clown - Theatre Toursky - Virginie lemoine - Pierre Forest - Richard Martin - Serge Barbuscia

Quand on découvre que les vieux clowns ne sont autres que trois "pointures" du théâtre français : Serge Barbuscia, Pierre Forest et Richard Martin, quand on sait que la maitresse de cérémonie est l’excellente, l’exquise, la talentueuse Virginie Lemoine, assistée ici de la remarquable Alice Faure, quand on constate que le texte est signé Matéi Visniec, alors, on n’a plus qu’une hâte : assister au spectacle "Petit boulot pour vieux clown" au théâtre Toursky du 7 au 29 janvier 2022  ! Cette création-événement à venir partira ensuite au festival d'Avignon, puis dans la capitale.

Virginie Lemoine, Serge Barbuscia, Pierre Forest et Richard Martin : des saltimbanques de génie

Virginie Lemoine, humoriste, actrice de théâtre et de cinéma, metteuse en scène, et son assistance Alice Faure, comédienne, metteuse-en-scène, auteur ; Serge Barbuscia, comédien, auteur, dramaturge, metteur en scène, directeur du théâtre du Balcon en Avignon, Pierre Forest, acteur de théâtre et de cinéma, récompensé par un Molière en 2017 ; Richard Martin, comédien, dramaturge, auteur, metteur-en-scène, directeur du théâtre Toursky à Marseille. Ce ne sont pas "cinq personnages en quête d’auteur". Ici, pas de drame, pas de chaos à la Pirandello dans la réunion de ces talents. L’acteur est un instrument soliste, dit-on. Pas ici ! Il y a quelque chose d’oriental dans leur fonctionnement : un rythme, une colonne vertébrale temporelle, une musique où chacun, avec sa personnalité propre et l’ajout de sa particularité, joue les notes d’une même partition.

Des artistes de talent magnifiés d’amitié

En résidence au théâtre Toursky, nous avons eu le loisir, toujours dans le respect des mesures sanitaires, d’entrer dans la salle pendant la répétition de la pièce. Virginie Lemoine en habit de metteur en scène, rôle qu’elle assume avec la perfection qu’on lui connait, est, sur scène, en compagnie de ses compagnons de travail, d’une douceur que la rigueur du travail ne réussit pas à gommer. Mieux encore, on assiste à un travail commun où le propos de l’un enrichit la vision de l’autre ; un échange, une connivence, où chacun apporte sa saveur, son originalité, son énergie, sa force, pour en tirer la sève qui fera de la pièce LE Matéi Visniec qu’il ne faut surtout pas louper. A les observer, sur scène, dans la salle, on sent que tous les protagonistes de ce spectacle avancent du même pas, vers un même but. On perçoit l’amitié et la tendresse qui les lient, l’intelligence de leurs rapports, la profondeur de leur humanité, l’étendue de leur talent. Incontestablement, ces saltimbanques-là se respectent, s’aiment, se mettent à nu et font vibrer. Ce faisant, ils enrichissent le théâtre -du grec théatron, étymologiquement, le lieu où l’on regarde, mais aussi celui, où l’on réfléchit, où plus encore, on se réfléchit, celui où l’on se côtoie, où l’on fraternise, où l’on exulte ensemble, le théâtre qu’on aime et qui nous manque, viscéralement, dramatiquement.

Ce qui devait être une interview de Virginie Lemoine est devenue, autour d’une table ronde, une pseudo-interview-discussion à bâtons rompus avec la troupe au complet, celle d’une équipe, bien dans la lignée de ce que nous avions perçu pendant la répétition.

Regards croisés sur "Petit boulot pour vieux clown", entre Virginie Lemoine, Serge Barbuscia, Richard Martin, Patrick Forest

Danielle Dufour-Verna -Projecteur TV : Virginie Lemoine, qui a commencé à penser à jouer la pièce de Visniec, qui est venu chercher l’autre ?

Virginie Lemoine : C’est Serge Barbuscia ... Oui, c’est ça l’histoire. C’est Serge qui est arrivé avec ce projet, c’est Serge qui me l’a proposé.

Serge Barbuscia : J’adore oublier d’où ça vient.

Danielle Dufour-Verna : Vous vous connaissez depuis longtemps avec Serge Barbuscia ?

Virginie Lemoine : Oui, depuis quelques années.

Serge Barbuscia : Je l’adore ! Ce qu’il y a de génial c’est que c’est une équipe, c’est un équipage, on est sur un bateau et on y va, tranquille !

Danielle Dufour-Verna : Vous avez déjà travaillé ensemble ?

Virginie Lemoine : Alors, pas comme metteur en scène, mais on a déjà travaillé ensemble parce que Serge, très gentiment, m’a ouvert trois fois les portes de son théâtre, le Théâtre du Balcon. Ça fait un moment qu’on cherchait un projet, je lui avais envoyé un texte.

Serge Barbuscia : On a des comédiens et des artistes en commun. C’est une évidence. De toute façon on a toujours dit qu’on bosserait ensemble et lorsqu’on a imaginé les clowns et qu’on était trois bonhommes, on s’est dit, d’abord il faut une femme et c’était une évidence, c’était Virginie, point.

Danielle Dufour-Verna : Pourquoi ?

Serge Barbuscia : Parce que j’ai beaucoup aimé les mises en scène qu’elle est venu apporter au Balcon. Elle a vraiment ce regard des comédiens (il s’adresse à Virginie) –parce que tu joues aussi, ça aide. Elle a la connaissance des comédiens. J’ai toujours aimé ses mises en scène avec l’humanité qu’elles comportent. J’ai découvert finalement Némirovsky grâce à Virginie. C’est vrai que ça m’a beaucoup touché. La raison profonde est une raison qui va au-delà de la raison. Elle ne s’explique pas dans la raison, elle s’explique dans l’animalité, comme ça. Il y a un truc que tu sens et moi je la sens, voilà.

Danielle Dufour-Verna : Une femme, pour la sensibilité, ou pour sa manière de mettre en scène ?

Serge Barbuscia : Là je découvre et je trouve qu’elle bosse énormément. Ça m’a fait peur même (il rit) je pensais qu’elle allait nous faire moins bosser. Au départ je l’ai prise parce que je pensais qu’elle était fainéante…

Danielle Dufour-Verna : Visniec, difficile à mettre en scène ?

Virginie Lemoine : Moi je me glisse là-dedans avec les comédiens. J’adore cet univers, j’adore cette réalité déglinguée. On se régale, c’est très très drôle. Parfois on cherche comme vous avez vu tout à l’heure. On a travaillé énormément. Parfois on se dit "non, c’est pas par là qu’on va aller, plutôt par-là", on cherche ensemble. C’est ce que j’aime bien. Ça m’évoque, je travaille avec des images. J’essaie toujours d’avoir le maximum de sincérité. J’adore la comédie, et de toute façon, c’est tellement drôle ce texte. Je propose des choses et puis on cherche.

Danielle Dufour-Verna : Peut-on dire que ce texte a été écrit pour amuser ?

« Une critique du capitalisme »

Virginie Lemoine : Il a beaucoup de fonctions le texte. On ne voit pas tous la même chose dans le texte. Ce que je m’étais racontée, quand je l’ai lu la première fois, je m’étais dit : c’est vraiment une critique du capitalisme. Le boulot à tout prix. On est très content, on est des clowns. On se tombe dans les bras et on s’entretue pour avoir le boulot. Moi j’avais vu ça mais ça ne l’est pas forcément. On peut y voir tout à fait autre chose. Richard y voyait tout à fait autre chose. Quand j’ai dit « Matéi, et toi ? », il m’a répondu : « Moi c’est la représentation de la Roumanie avec les Ceausescu. On avait des rendez-vous comme ça, avec des portes dictatoriales. On ne savait pas très bien pourquoi ; on attendait pendant des heures. » C’est formidable, parce que c’est un texte tellement riche, c’est comme « En attendant Godot », on peut y mettre mille choses. C’est cela qui est formidable.

Danielle Dufour-Verna : Le tragique sous le comique…

« Parfois le sourire se glace, c’est certain. »

Richard Martin : Quand on dit "écrit pour amuser", ça dépend qui écrit pour amuser et de quelle façon on essaie d’amuser les gens. Ça c’est une écriture d’une telle lucidité, on s’amuse à un autre degré. Évidemment, c’est pas Bigard ! ça touche au mystère aussi. C’est une pièce que je ne connaissais pas mais qui m’a fait vraiment penser aux grands absurdes. C’est curieux d’ailleurs car il y a quelque chose de Eugène Ionesco. Il est Roumain aussi, il y a un esprit comme cela, effectivement. Ils ont envie que les gens pensent en souriant. Parfois le sourire se glace, c’est certain. C’est vrai que plus ce sera authentique et plus honnête, moins ce sera clownesque dans l’esprit et plus l’absurdité va apparaître et nous inquiéter. Mais c’est vrai que c’est du théâtre.

Danielle Dufour-Verna : En même temps c’est une pièce très actuelle avec un capitalisme effréné…

Virginie Lemoine : Oui, c’est ça. C’est une telle erreur. C’est source de tellement de violence, le capitalisme.

« Cette pièce oblige à descendre dans les profondeurs de l’être humain. »

Pierre Forest : Avec les textes de Matéi Visniec il faut toujours être soi-même mais cette pièce oblige à descendre en dessous, dans les profondeurs de l’être humain. Ce qui fait que si on prend ça comme une métaphore capitalistique, à ce moment-là, devant la porte, il faut être nu, mais plus que nu. Et là, Visniec nous amène dans des trucs incroyables où ils se détestent et en même temps ils s’adorent. C’est totalement humain. C’est "je t’aime moi non plus", c’est vraiment ça. Mais surtout, c’est d’une violence inouïe. Ils vont chercher à défoncer l’autre de manière à pouvoir se sauver soi-même. Ça c’est une métaphore géniale. Le texte se lit effectivement comme du Ionesco. J’étais venu ici avec Michel Bouquet pour "Le Roi se meurt". J’ai retrouvé chez Visniec cette patte particulière que les bons auteurs roumains arrivent à nous faire passer.

Serge Barbuscia : Et on pense au poète Emil Cioran aussi.

Pierre Forest : On pense à Cioran, oui, si tu veux…

Serge Barbuscia : Visniec était très proche de Cioran et ce n’est pas un hasard. J’ai pu tourner en Roumanie. C’est un peuple que je connaissais mal. C'est un peuple qui a été longtemps colonisé par les Turcs. Ils ont à la fois de l’Orient, de l’Occident. C’est le peuple le plus latin qui existe, qui continue à vivre avec les déclinaisons latines. C’est impressionnant pour moi qui ai fait du latin, c’est très précis.

Pierre Forest : Ils mangent turc…

Serge Barbuscia : Oui, ils ont l’Orient avec. La culture, c’est aussi, comment c’est fabriqué sur plusieurs générations. Et aujourd’hui, ces auteurs nous sont arrivés, comme Ionesco, pour moi un très grand auteur, Cioran bien sûr…

Pierre Forest : Il y a du Samuel Beckett aussi.

Serge Barbuscia : Oui, on est aussi dans cet univers-là, tout-à-fait.

Richard Martin  : On est dans les auteurs. Il y a plein de pistes, ce qui fait d’ailleurs la force de la pièce. Ça nous intéresse aussi en tant que saltimbanques parce qu’on se retrouve dans la dérision et pourtant dans le sublime de nos engagements. Il y a quelque chose qui élève, avec un sourire aiguisé, cruel souvent, et en même temps fraternel. Tout est mêlé. Oui, c’est cette humanité…

« C’est vraiment un spectacle de divertissement de notre désespoir. »

Serge Barbuscia : Je pense que c’est vraiment un spectacle de divertissement de notre désespoir. C’est-à-dire, ça divertit notre désespoir mais ce sont des gens profondément désespérés. On le retrouve dans Beckett, dans Godot…

Virginie Lemoine : Tous les personnages de comédie ; avec Molière, Harpagon est désespéré, le gentilhomme est désespéré. C’est le désespoir qui fait rire.

Danielle Dufour-Verna : Est-ce-que c’est difficile, Virginie, de mener des hommes ?

Virginie Lemoine : Non. Je ne raisonne pas comme cela. Je ne me dis pas des hommes ou pas, j’ai des comédiens ou des comédiennes.

Danielle Dufour-Verna : Ces trois-là en particulier ?

Virginie Lemoine : Non, parce qu’ils sont aussi metteur en scène. Ils ont des idées et moi j’aime bien. J’aime bien le débat. J’aime bien qu’on dise "ben non, je préfère comme ça" ; "Comment tu vois ?" et on cherche ensemble. En fait, toutes les démarches sont constructives. On est là pour faire le meilleur spectacle qui soit. J’ai une idée très précise.

Richard Martin : C’est un metteur en scène d’une adresse exceptionnelle.

Serge Barbuscia : Elle est exceptionnelle !

« Avec Virginie, c’est simple, tout est possible, elle prend tout et elle restitue. »

Pierre Forest : Elle a une idée conçue. Elle a une idée. Elle la partage et chacun a envie, parce qu’on amène aussi notre patte –je pense que mes camarades et moi on va amener la patte gentiment- mais avec Virginie, c’est simple, tout est possible parce qu’elle prend tout et après elle restitue, on restitue et puis voilà, je crois que c’est un partage.

« Avec Virginie Lemoine, il y a une telle délicatesse, une telle humanité. »

Richard Martin : Pas que. Il y a aussi cette alchimie. Moi, il y a 50 ans que j’attends qu’une aventure réunisse amoureusement tous les partenaires d’un travail collectif, dirigé en plus. C’est très difficile de diriger parce qu’à un moment donné on peut être très agacé par quelque chose et tellement sûr de ce qu’on veut qu’il peut y avoir des crises. Avec Virginie, ça n’existe pas cela. Ça ne veut pas dire que son bateau est balancé par tous les vents, pas du tout, le gouvernail est fixé. Ça c’est sûr, on le sait, on le sent, mais il y a une telle délicatesse, une telle humanité. C’est la première fois que j’entends un metteur en scène dire « Tu permets que je prenne ta place ? » Voilà.

Virginie Lemoine : Ce à quoi vous avez assisté, je trouve que c’est très intéressant. A un moment Serge me dit « J’ai une gestion de l’énergie à l’intérieur du corps qui, dans mon personnage, n’est plus possible » « Ah, bon » Moi, je vois tout cela en tant que metteur en scène, j’ai un regard quand même qui est à l’extérieur. Je comprends car je suis moi-même comédienne et moi-même je suis metteur en scène. Je respecte la priorité. Si Serge me dit, « dans mon parcours, il y a quelque chose qui n’est pas cohérent, quelque chose qui ne va pas aller, quelque chose qui me bloque, moi je verrais plutôt ça. » On essaie. On est vraiment là pour essayer. Et puis après on se met d’accord et on construit petit à petit. Il y a des séances où on va tous aller dans le même sens et il y a des séances où les comédiens vont dire « dans l’énergie que je mets dans le personnage, il y a quelque chose qui ne me parait pas cohérent. Il y a quelque chose qui est redondant. » On essaie tout de suite autre chose. C’est très important. Quand je suis comédienne, j’ai exactement cette force de proposition-là. J’ai besoin de l’avoir. J’ai besoin de dire au metteur en scène « ça non, ça je ne le sens pas. Cette réplique-là, ça me casse mon truc. » Et quelquefois, le metteur en scène n’a pas vu. Je trouve que c’est important que les metteur en scène le respectent. Je fais très attention à respecter ça.

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Danielle Dufour-Verna : Que va devenir la pièce ?

Virginie Lemoine : Nous allons commencer ici au théâtre Toursky, le 7 janvier 2022, ensuite nous irons au Théâtre du Balcon, en Avignon, puis dans plusieurs salles de spectacles à Paris. Ce dont on a besoin, c’est que les salles rouvrent, de façon à ce que les directeurs de salle aient une vision panoramique, une géographie possible de leur année pour nous programmer. Puis il y aura le Festival d’Avignon, hiver et été.

Danielle Dufour-Verna : Et le Toursky, vous connaissiez ?

Virginie Lemoine : Oui, j’étais venue en tant que spectatrice.

Danielle Dufour-Verna : C’est la première aventure depuis le COVID et les fermetures de théâtre ?

« Une aventure amoureuse donc le cercle est parfait. »

Richard Martin : Je parle pour moi. C’est la première fois, ici, dans cette maison, une aventure donc le cercle est parfait. C’est une aventure amoureuse et c’est pour cela qu’elle s’est construite. Les gens qui sont là sont des gens qui s’aiment. Ça ne se ferait pas sinon.

Danielle Dufour-Verna : Virginie, de vos trois casquettes, laquelle vous sied le plus ?

Virginie Lemoine : Moi je suis très gourmande. J’ai beaucoup d’appétit. J’adore la mise en scène, j’adore jouer aussi et puis ça fait du bien. Comme dit Serge qui fait aussi de la mise en scène, quand on joue on se laisse porter. J’adore tourner aussi. Quand je fais une mise en scène, tout m’intéresse : le décor m’intéresse, les lumières m’intéressent, l’affiche m’intéresse. C’est un tout.

« Quand c’est fait avec une si belle âme, c’est un vrai bonheur. »

Richard Martin : C’est très difficile. Les saltimbanques qui ont fait de la mise en scène, il leur faut une très grande humilité. On a tendance à avoir des idées sur les choses qui peuvent parfois contrarier le sens qui est donné. En fait, l’écriture est donnée. Quand on est acteur, et c’est bien que le metteur en scène soit acteur aussi quand il n’est pas con, parce qu’il sait parfaitement les obstacles personnels de chaque acteur, les chemins qu’il doit emprunter, même si on a l’impression qu’il dévie, si tu as compris le chemin, tu arrives à remettre les gens sur le rail d’une façon ou d’une autre. Et quand c’est fait avec une si belle âme, c’est un vrai bonheur.

Danielle Dufour-Verna : Quel avenir pour le spectacle vivant ?

« Un poème, un petit mot qui va changer le monde »

Devant le bâillon mis sur la culture actuellement, devant l’ampleur du numérique qui tend à supplanter –tout du moins provisoirement- le spectacle vivant, le comédien est là pour, comme le dit si bien Serge Barbuscia, répondre à nos besoins intenses de spectacle vivant, d’humanisme par « un poème, un petit mot, qui va changer le monde ».

« Le théâtre c’est l’autre, c’est l’altérité, c’est uniquement l’autre. C’est le regard de l’autre. C’est ce besoin qu’on a d’aller chercher l’autre. »

Serge Barbuscia : Je pense que la société, malheureusement, s’organise sur plein de choses, mais après, on a tous besoin d’une phrase qui nous réveille parce que les mots ne sont jamais inutiles. En fait, les mots sont extrêmement importants. Le "maudit" c’est celui qui a dit un mot. Je pense qu’on est dans un monde qui a vécu cette malédiction des mots et donc je pense qu’aujourd’hui il faut redonner les mots avec la force des mots, les mots qui viennent dire aux êtres combien ils ont besoin les uns des autres et l’amour, parce qu’au fond il n’y a que l’amour. Tout le reste ne sert à rien. Le théâtre c’est l’autre, ce n’est jamais nous. Le théâtre c’est l’autre, c’est l’altérité, c’est uniquement l’autre. C’est le regard de l’autre. C’est ce besoin qu’on a d’aller chercher l’autre. C’est vrai que l’écran, c’est quelque chose qui bloque. Cela peut être bien pour certains, pourquoi pas ? Mais, pas pour nous. La fragilité, c’est l’essentiel. Le vivant, c’est fragile. Et le vivant, c’est ce qui nous intéresse, le reste est organisé, définitif, ça ne pourra plus discuter. Ce n’est plus de l’art car c’est quelque chose qui est déjà mort. Alors que nous, on reste dans la fragilité. Ce qui me plait dans mon métier, c’est qu’il n’y a pas de lendemain, c’est au moment où je joue ; je rencontre quelqu’un où il se passe quelque chose. Ce n’est ni la veille, ni le lendemain, c’est le moment, c’est l’instant, des instants comme ça que nous vivons.

« Le théâtre c’est comme la poésie, elle peut tomber en mille morceaux et redevenir cristal. »

Richard Martin : Léo disait « Nous donnons l’alarme avec des cris d’oiseaux ». Notre travail, c’est cette espèce de résistance poétique. Pour moi les saltimbanques sont des soldats de l’intelligence et de la fraternité. La chose précieuse qui fait qu’on défend le théâtre est que c’est indestructible, c’est comme la poésie, elle peut tomber en mille morceaux et redevenir cristal.

Danielle Dufour-Verna : Surtout au théâtre Toursky, un théâtre à part ?

« C’est l’agora qui est déprimé »

Pierre Forest : Moi, je vais vous dire, c’est une île. Ces dix jours qu’on passe ensemble, je le vis comme une île, parce que "avant" et puis "après", il va y avoir encore beaucoup de solitude. Donc moi je fais le plein. C’est comme le vélo, on remonte sur le vélo et ça roule. J’ai beaucoup d’espoir car finalement, on se remet en selle et hop, c’est reparti. Petit à petit ça va repartir, mais on a beaucoup perdu de l’agora. C’est l’agora qui est déprimé, c’est la capacité de se réunir qui est un peu déprimé.

« Le théâtre est formidable lorsqu’il est une multitude de questions posées à l’agora et l’agora a besoin de ces questions pour avancer. »

Serge Barbuscia : Toute notre vie on doit questionner le monde. On n’a pas toujours les réponses mais on ne doit jamais refuser aucune question. Le théâtre est formidable lorsqu’il est une multitude de questions posées à l’agora et l’agora a besoin de ces questions pour avancer. Et ce n’est que ça.

Danielle Dufour-Verna : Qu’espérez-vous pour demain, pour cette pièce, et pour le reste ?

« J’espère que les salles vont rouvrir…. C’est énorme, c’est essentiel. Si on n’a pas ça, on meurt. »

Virginie Lemoine : J’espère que les salles vont rouvrir. J’espère qu’on va tous pouvoir retravailler. Ce que disait Alice est très juste. S’il n’y a pas la musique, la poésie, les livres, le théâtre, même à la télévision, des films, c’est un savoir-faire. Ce sont beaucoup de gens sans travail. C’est énorme, c’est essentiel. Si on n’a pas ça, on meurt. Et pour rejoindre ce que disait Richard, j’ai la sensation que quelle que soit l’époque, quelle que soit la société, on a toujours mis une planche sur des tréteaux pour raconter une histoire et que ça c’est primordial. Rien ne remplacera le fait qu’il y aura quelqu’un qui monte en direct devant nous. Rien ne remplacera le spectacle vivant, on l’a dans nos gènes, on l’a toujours eu. A quand remonte le théâtre ? On ne sait même pas, on ne peut pas le quantifier. Quand on lit la vie d’Aristophane, c’est extraordinaire. On peut dire, c’est la vie de Richard, de Pierre, d’Alice ou de Serge. Malgré le temps passé entre l’écriture d’Aristophane et nous, ça nous parle toujours. C’est un génie. Donc c’est immuable.

Danielle Dufour-Verna : Quelque chose à ajouter ?

« Si on ne laisse aucune trace, on n’est pas une civilisation. »

Serge Barbuscia : Qu’on est obligé de laisser des traces. Même dans les grottes les gens ont laissé des traces, on en a besoin. Si on ne laisse aucune trace, on n’est pas une civilisation. On n’a pu faire avancer le monde que par les petites traces qu’on laisse les uns les autres et qui nous permettent peut-être de mieux nous comprendre, de nous aimer, de nous tolérer aussi. On arrive dans un monde où il peut y avoir une autre cruauté qui peut être terrible. Moi je ressens quelque chose de difficile qui arrive dans ce monde. Il y a une intolérance qui s’installe qui est extrêmement dangereuse. Si on a un peu d’amour pour les gens qui vont nous suivre, il faut vraiment espérer faire avancer tout ce que l’art et la fragilité expriment.

« Seule la poésie peut nous donner le sens du cercle, là on ne se perd jamais. »

Pierre Forest : Il faut aller au comble de quelque chose. C’est le comble de la poésie qui peut nous amener à quelque chose de vivant. Et surtout par rapport à des problèmes de quartier, de machin, de religion, il faut aller au bout. Je pense que seule la poésie, comme vous l’avez tous signalé, peut nous donner le centre du cercle, là on ne se perd jamais.

"Petit boulot pour vieux clown" de Matéi Vișniec

Trois vieux clowns qui cherchent du travail se rencontrent dans un théâtre où ils sont venus passer une audition. Jadis, ils ont travaillé ensemble chez Humberto. La joie des retrouvailles fait bientôt place à la dispute car le théâtre n’offre qu’un seul «poste de vieux clown». Peu à peu, les trois vieux copains deviennent trois gladiateurs tragiques des temps modernes qui luttent pour survivre tout en se faisant l’illusion qu’ils ont été appelés pour sauver ce qui reste encore du «grand art du cirque »

Matéi Vișniec, l’auteur, est né en Roumanie, à Radauti en 1956. Il fait des études de philosophie à Bucarest. En Roumanie, depuis la chute du communisme, Matéi Vișniec est devenu l'auteur dramatique le plus joué.

Informations pratiques, réservations, billetterie création événement Petit Boulot pour Vieux Clown

TEL : 04 91 02 54 54

Photo à la Une : les comédiens Serge Barbuscia, Richard Martin, Patrick Forest (Petit boulot pour vieux clown) ©Frederic Stephan