Publié le 28/11/2020

Joseph Bologne, le Chevalier de Saint-George en quelques notes

Blanc et noir par ses origines, proche des princes et révolutionnaire, expert dans le maniement des armes, de la baguette et de l’archet, Joseph de Bologne, le chevalier de Saint Georges, synthétise des formes d’excellence qu’on trouve rarement ensemble chez une même personne. Et pourtant, il fait partie de ces personnages dit “oubliés”. Compositeur, premier  franc-maçon français mulâtre, escrimeur hors pair, chef d’orchestre, premier colonel noir de l’armée française, candidat à la direction de l’opéra de Paris, voici la biographie d’un homme d’exception en quelques notes.

Duel Chevalier Saint-George - Chevalier D Eon Robineau©AA

Le Chevalier de Saint-George, né Joseph Bologne, surnommé le Mozart noir, musicien et escrimeur des Isles à Paris.

Le Chevalier de Saint-George, un Mozart et un Don Juan un peu oublié

Dans l'histoire des musiciens compositeurs il en est de célèbres, il en est d'oubliés, il en est de ressuscités. Les goûts et les modes y sont pour quelque chose, les idéologies aussi. Certains sont honorés publiquement par des noms de rue sans pour autant qu'ils rencontrent nécessairement un écho dans la mémoire de la population. Qui saurait dire par exemple qui fut le chevalier de Saint Georges, dont la rue métropolitaine se trouve en plein centre de Paris, près de la Madeleine, et qui mentionne : « Rue du Chevalier de Saint-George (1745-1799), compositeur et chef d'orchestre, capitaine de la Garde nationale de Lille, colonel de la Légion des Américains et du Midi » ?

Rue du Chevalier de Saint George Paris et Basse-Terre
Rue à Paris - Rue à Basse Terre (Guadeloupe) ©AA

Apparemment peu de monde y compris chez les amateurs de musique, sauf peut-être à la Guadeloupe, d'où il est originaire, et où, à Basse Terre, une rue, un square et une école portent son nom. Il fut pourtant sollicité pour diriger l'Opéra de Paris, qui s'appelait à l'époque "Académie royale de musique". Intime de Marie-Antoinette, il passe pour être l'un des plus grands séducteurs de son époque. Il affrontait avec succès les meilleurs escrimeurs de son temps. Que sait-on aujourd’hui de celui qu’on surnomma le « Mozart noir », le « beau Mulâtre » ou le « Nègre des Lumières » ?

Joseph Bologne, mulâtre de naissance

Chevalier de Saint-George
Portrait du Chevalier de Saint George @AA

Malgré les difficultés à se référer à des documents officiels, ce qui a eu pour effet chez certains biographes de le faire naître en 1739 et d’attribuer sa paternité à plusieurs membres de la famille « Boullongne », les historiens s’accordent pour fixer sa date de naissance au 25 décembre 1745 à Baillif, en Guadeloupe, sur l’habitation Clairfontaine, non loin de l’actuelle distillerie Bologne.

Son père, qui signe George de Bologne St-George, est un planteur blanc-pays dont la famille, originaire des Pays-Bas, est installée depuis un siècle aux Antilles. 160 hectares de canne à sucre avec 212 esclaves et 60 hectares de café avec 61 esclaves en font l’un des propriétaires les plus importants de l’île. Il appartint dans sa jeunesse à la compagnie des mousquetaires et sera gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, signes d’une noblesse reconnue.

L’épouse légitime de George est une créole blanche, Elisabeth Mérican, avec laquelle il a une fille, Elisabeth–Bénédictine. Mais c’est avec sa maîtresse, Anne dite Nanon, qu’il a son fils Joseph. Nanon est une esclave noire de l’habitation, née au Lamentin en Guadeloupe et originaire du Sénégal, dont le maître d’armes Henry Angelo, ami de Saint-George, dit "qu’elle est une des plus belles africaines jamais envoyées sur une plantation".

Ce genre de liaison n’est pas rare dans la colonie, mais crée des situations juridiques diverses quant aux enfants nés de ses unions mixtes sur une île qui compte à l’époque environ 50 000 habitants dont 9 000 Blancs, 40 500 Noirs et 1 300 libres de couleur. En principe, l’enfant prend le statut de la mère. Si la mère est esclave, il est lui-même esclave. Mais si le père blanc le reconnaît, il est reconnu comme libre. À plus forte raison s’il vient en France puisque l’esclavage n’existe pas juridiquement sur le territoire français métropolitain, même si le préjugé racial affectant les libres de couleur n’est pas absent pour autant.

Une éducation aristocratique

À la Guadeloupe, comme ensuite en France, Joseph de Bologne reçoit une éducation classique de jeune privilégié. Équitation, escrime et musique font partie très tôt de ses exercices ordinaires. Sa famille, dont Nanon, se fixe à Paris, dans le quartier chic de Saint Germain lorsqu’il a une dizaine d’années. Son père y mène une vie d’aristocrate et de mécène ouverte aux artistes.

On ne sait pas grand chose de plus sur sa formation musicale sinon qu’il est probable qu’Antonio Lolli (1725-1812) et Pierre Gaviniès (1728-1800) furent ses professeurs de violon et que François-Joseph Gossec (1734-1829) ait été son professeur de composition. Trois noms, qui en leur temps, furent des célébrités. Antonio Lolli, qui a parcouru l’Europe en concert, fut l'un des violonistes et compositeurs italiens des plus renommés du XVIIIe siècle. Pierre Gaviniès, dont le nom est aujourd’hui oublié, fut le virtuose le plus sollicité de Paris, et le codirecteur du Concert spirituel. Gossec, plus connu, fut directeur général de l’opéra et fondateur du conservatoire de Paris.

Le chevalier de Saint-George, Escrimeur hors pair

À côté de la musique, Saint-George a bien d’autres cordes à son arc. C’est en 1759, alors qu’il a 13 ans, que son père le place en pension à l'académie d'escrime de Nicolas Texier de La Böessière chez qui il restera six années. La Boëssière, maître d’armes, pédagogue, écrivain à ses heures, inventeur du masque d’escrime, sera pour lui, un véritable père spirituel.

Dans cette académie, les élèves reçoivent une formation complète, qu’il s’agisse de matières fondamentales, de disciplines d’agrément ou d’exercices corporels : le matin, ils suivent des cours de mathématiques, d'histoire, de langues étrangères, de musique, de dessin et de danse. L'après-midi est consacrée à l'escrime, discipline importante entre toutes et à un entraînement d'équitation qui se déroule aux Tuileries sous la direction d'un maître écuyer.

L’élève fut à la hauteur de la situation, puisque le maître en fit son adjoint comme prévôt d’armes. Une série d’anecdotes confirme le fait que Saint-Georges « fait partie des meilleurs escrimeurs » comme l’écrit A.-J.-J. Posselier dit Gomard, ancien professeur d’escrime des mousquetaires gris et des pages du roi, dans son ouvrage sur la théorie de l'escrime : « à vingt ans il n'avait plus d'égal. Saint - Georges, qui était mulâtre, avait reçu de la nature une vitesse surnaturelle ; aussi est-ce aux qualités de son organisation physique qu'on doit attribuer la plus grande part de sa supériorité. » Mais il faut ajouter que « son éducation en armes avait été parfaite , et que la justesse et la précision de ses mouvements secondaient admirablement bien leur vitesse. Sa taille était de 1 mètre 79 centimètres ; il était très bien fait et sa force de corps était prodigieuse ».

Legion de saint George
Légion de Saint George ©AA

À 21 ans, il domine au fleuret l’ancien maître d’armes du corps d’officiers de la Légion du prince de Soubise et mousquetaire de la Garde du roi , Alexandre Picard Brémond, auteur de plusieurs traités sur l’art des armes, qui s'était moqué du « mulâtre arriviste de La Boëssière ». En guise de récompense, son père lui offre un cheval et une calèche qui lui permettent de parader dans les rues de Paris. Le 8 septembre 1766, il est défié par le fleurettiste italien Gian Faldoni « haut de six pieds et d'une force redoutable ». Il perd l'échange, mais gagne les compliments du légendaire escrimeur et une réputation renforcée.

L’un des assauts qui fit beaucoup parler de lui fut celui qu’il engagea avec le/la Chevalier.e d’Eon de Beaumont, l’homme qui passa la moitié de sa vie travesti en femme. Capitaine de dragons, agent secret, écrivain et « escrimeuse », il a 17 ans de plus que Saint-George et c’est à Londres le 9 avril 1787, que se déroule une exhibition à Carlton House en présence du prince de Galles. Faute de télévision et de réseaux sociaux, le futur Roi d’Angleterre demanda au peintre français Alexandre-Auguste Robineau d’immortaliser sur toile l’événement. (cf photo à la Une).
Avec des intentions moins bienveillantes, la Marquise de Créquy dans ses Souvenirs rapporte ainsi la démonstration sportive : « C’est grand deuil et grand’pitié de voir un gentilhomme français (le chevalier d’Eon), un chevalier de l’ordre de Saint-Louis, un vieillard employé pour la couronne et connu de l’étranger, qui spadassinait comme sur un théâtre et contre un mulâtre, avec un histrion d’escrime, un gagiste de manège, un protégé de Madame de Montesson ! »

Un protégé de Madame de Montesson

Philippe d’Orléans (Philippe-Égalité), grand maître du Grand Orient de France © AA

Protégé de la marquise de Montesson (1737-1806), il l’a été effectivement. Épouse secrète du duc d'Orléans, devenu Philippe-Égalité, la marquise, très fortunée, férue d’arts et de belles lettres, tenait salon et organisait des spectacles dont on se souvient que Voltaire fut l’un des invités. Elle-même était musicienne et actrice à ses heures. C’est ainsi que, dans son luxueux hôtel de la Chaussée d’Antin, elle engagea le chevalier de Saint George, qui avait une trentaine d’années, comme régisseur de son théâtre et parallèlement comme lieutenant de la chasse du Duc au Raincy. C’est dans ce théâtre qu’il présenta en 1778 « La Chasse » un opéra-comique en trois actes et en prose, mêlé d'ariettes. C’est là encore que fut créé deux ans plus tard « L'amant anonyme », une comédie avec ballets, en deux actes, d'après Mme de Genlis, la nièce de Mme de Montesson.

Le Chevalier Saint-George compositeur franc-maçon

Joseph et le duc d’Orléans ont des points communs. Sportifs, quelque peu libertins, progressistes et anglophiles. On dit qu’il furent aussi inséparables que deux frères. Quoiqu’il en soit, le duc, grand maître du Grand Orient, fait initier Saint-George à la Loge des Neuf Sœurs, celle où Voltaire fut initié lui-même. Placée sous le patronage des Muses (les neuf soeurs du mont Parnasse), cette Loge, fondée en 1776, s’est vue surnommée « l’Unesco du 18e siècle », par son action tournée vers la culture des sciences, des lettres et des arts. C’est ainsi que Joseph de Bologne est le premier franc-maçon français mulâtre.

Au siècle des Lumières, la franc-maçonnerie est très introduite dans le milieu musical, soit que les musiciens aient été initiés (Haydn, Mozart, Jean Chrétien Bach, Cherubini, Piccinni…), soit qu’ils aient été sollicités pour composer de la musique rituelle. Les loges disposent de leur société musicale, de leurs musiciens, de leurs compositeurs, de leurs abonnés, de leur programme de concerts. À cette époque, où la société est fortement cloisonnée, où les musiciens ne sont pas loin d’être considérés comme des domestiques, les loges sont ouvertes aux différences sociales et respectent les artistes.

Le Concert des Amateurs en 1772

François-Joseph Gossec
François Joseph Gossec par Jules Boilly, 1825 ©AA

En marge de la Cour, le Concert des Amateurs créé en 1769 par François Joseph Gossec est l’une de ces sociétés musicales très reconnue dans le milieu parisien. Charles de Rohan, prince de Soubise, avait offert aux Amateurs la grande salle de son magnifique hôtel situé dans le Marais. Saint-Georges, élève de Gossec, prend part à sa création. Il en devient le premier violon en 1771, et succède à son maître à la direction d’un orchestre composé de quarante violons et altos, douze violoncelles, huit contrebasses, flûtes, hautbois, clarinettes, trompettes, cors et bassons, qui joue des œuvres de contemporains et propose des créations à l’occasion des douze concerts donnés de décembre à mars.

Le Concert de la Loge Olympique

Le Concert des amateurs est dissout en 1781 pour des raisons financières et Saint-George crée une autre formation qui vivra du prix des entrées : le Concert de l’Olympique de la Parfaite Estime, ou Loge Olympique. Pour effacer toute hiérarchie, le nouvel orchestre prendra la forme d’une loge maçonnique. Tous les musiciens sont francs-maçons. En concert, quelque soit leur condition, ils sont tous habillés en nobles avec vêtement brodé, dentelle et épée au côté. L’orchestre est important et compte soixante pupitres auxquels s’ajoutent onze voix. Pour en dire la qualité, il suffit de rappeler que Saint-George commande une série de symphonies à Haydn. Ce seront les six symphonies dites « parisiennes », dont le Chevalier dirigera la création en 1787.

Les symphonies concertantes

L’œuvre de Saint George est faite de quatuors à cordes, de concertos pour violon, d’opéras, de sonates, de romances, de symphonies. Une place particulière est à réserver pour ses symphonies concertantes, ces compositions de caractère joyeux, typiques de la deuxième moitié du 18e siècle, où sans rivalité, les solistes s’harmonisent avec l’ensemble de l’orchestre.
« Elles sont l’incarnation même du goût très maçonnique pour la conversation musicale : les solistes, sur un pied d’égalité, exposent tour à tour leur discours, dans un esprit de convivialité et de fête plus que de virtuosité et de technicité. Et après chaque solo, on applaudit. Comme dans les clubs de jazz. » (Sébastien Porte, 2018)

L’affaire de l’opéra de Paris

Le fait d’être chevalier, fils de noble, musicien, escrimeur, danseur, patineur d’excellence, ne va pas jusqu’à effacer complètement le préjugé de couleur. Saint-George en fera l’expérience amère quand, candidat bien placé pour briguer la direction de l’opéra de Paris (Académie royale de musique, à l’époque), la route lui est barrée en 1776, non par ses rivaux mais par des « demoiselles de l’Opéra » !
Mademoiselle Sophie Arnould, brillante cantatrice, Mademoiselle Guimard, première danseuse de l’opéra et quelques autres refusent la candidature de Saint-Georges et adressent une pétition à la reine Marie-Antoinette, disant que « leur honneur et la délicatesse de leur conscience leur interdisent de jamais se soumettre aux ordres d'un mulâtre ». Malheureusement pour Joseph de Bologne, leurs voix ont été entendues dans les hautes sphères du pouvoir.

« Premier colonel noir de l'armée française »

Chevalier Saint-George 1768
Le Chevalier Saint-George en 1768 © AA

Un autre aspect de la vie active du chevalier de Saint Georges, est son engagement militaire. En 1792 sont créées des « légions franches », pour servir de forces supplétives aux armées régulières, constituées de volontaires étrangers. Sur ce modèle, la Convention crée un corps de troupe de mille hommes de couleur, la Légion franche de cavalerie des Américains et du Midi, également appelée Légion noire, Légion des Américains, ou encore Légion Saint-George, du nom de son commandant : le chevalier de Saint-George devenu colonel. Son second est celui qui deviendra le général Dumas, père d’Alexandre, l’auteur des « Trois mousquetaires ». Basé à Lille, il combat pour la Révolution, mais suspecté d’affinités royalistes, il sera emprisonné dans l’Oise pendant un an, puis libéré à la mort de Robespierre « aucune charge n'ayant pu être retenue contre lui », mais sans toutefois retrouver son commandement.

Mort dans un état voisin de la misère

Une brève, parue dans le Journal de Paris du 26 prairial an VII (14 juin 1799), signale que « Saint-Georges, célèbre par sa supériorité dans les armes, la danse, l’équitation, la musique, est mort à Paris, rue Boucherat, le 21 prairial ». Il meurt dans un relatif dénuement chez Nicolas Duhamel, un de ses lieutenants de l’ex-légion, chez qui il était hébergé. « Privé de tous ses revenus par les événements politiques, il passa ses dernières années dans un état voisin de la misère », écrira François-Joseph Fétis dans sa Biographie universelle des musiciens.

Buste du Chevalier de Saint George à Basse-Terre Guadeloupe
Buste du Chevalier de Saint George à Basse-Terre (Guadeloupe) ©AA

Un personnage d’exception

Joseph Bologne, chevalier de Saint Georges, a ceci de singulier qu’il réunit en lui une somme de diversités et de contraires. Blanc et noir par ses origines, proche des princes et révolutionnaire, expert dans le maniement des armes, de la baguette et de l’archet, il synthétise des formes d’excellence qu’on trouve rarement ensemble chez une même personne. Oublié après le rétablissement de l’esclavage en 1802 mis en oeuvre en Guadeloupe par le général Richepanse, il retrouve vie en 2001 dans le premier arrondissement de Paris après que la « rue Richepanse » soit renommée en « rue du chevalier de Saint George », ainsi que par une série d’évocations musicales et théâtrales : en octobre 2005 l’opéra d'Avignon monte « Le Nègre des Lumières », un opéra en deux actes sur un livret d'Alain Guédé et des musiques du Chevalier de Saint George ; en 2006 un ballet intitulé « El Mozart Negro » est dansé à La Havane ; en 2009, est créé le Festival international Saint-Georges dont la première édition a lieu en Guadeloupe ; en 2011 « Le Chevalier de Saint-George » est un documentaire-fiction historique réalisé par Claude Ribbe ; en 2014 deux pièces "Sur les traces du Chevalier de Saint-George" sont programmées au In et au Off du festival d'Avignon ; en janvier 2019, le conservatoire du Grand Avignon présente un spectacle musical évoquant le Chevalier, avec Greg Germain ; et actuellement, un film sur la vie du Chevalier de Saint-George, réalisé par Stephen Williams et produit par une filiale de Disney, est en préparation.

Photo à la Une : Duel Chevalier de Saint George – Chevalier d’Eon © AA